Nous avons vu dans deux articles précédents, que l'institution du Rosaire ne vient pas de saint Dominique ni du bienheureux Alain de la Roche. La question demeure donc entière : comment le rosaire s'est-il élaboré au fil des décennies ?
La dévotion mariale au XIe s. et XIIe s.
Avant d'élaborer une forme originale de dévotion mariale, la piété occidentale, se coulant dans le moule byzantin, adopta le culte de la Vierge en Majesté, de la Théotokos : impératrice Mère, trône de son fils, créature élevée jusqu'aux confins de la transcendance divine, pour servir d'intermédiaire entre le ciel et la terre.
Mais la dévotion envers Marie évoluera, en Occident, vers les réalités concrètes de le vie humaine du Christ. D'autre part un rappel constant des fins dernières donnera, dans la vie religieuse, une grande place à la méditation des joies célestes ; et puisque la vie spirituelle est constituée par l'intimité avec le Christ, le bonheur du Ciel ne pourra être que l'épanouissement de cette familiarité avec l'Homme-Dieu.
Du coup la dévotion mariale passera de la contemplation de ses mérites et de sa dignité vers l'admiration en Marie de la possession éternelle de son Fils dans une intimité incomparable, commencée ici-bas à l'Annonciation et consommée dans l'Assomption. Ce que son dévot demandera à Notre-Dame, c'est de lui laisser partager cette joyeuse intimité entre elle et le Christ.
Pour chanter ces joies de Notre-Dame, la salutation de l'Ange était l'antienne la plus adaptée.
Formation du "Je vous Salue Marie"
Comme la prière du "Je vous salue Marie" est l'élément principal dans la récitation du chapelet ou du rosaire, rappelons brièvement sa formation. Cette prière telle que nous la connaissons n'a pas été connue de saint Dominique et par il ne l'a conséquent pas propagée.
Le "Je vous salue Marie" comprend trois parties :
- la première est composée des paroles de l'Archange Gabriel à Marie le jour de l'incarnation (Luc, 1, 28) ;
- la deuxième reprend les paroles d'Elisabeth le jour de la Visitation (Luc, 1, 42)
- la troisième a été ajoutée par l'Eglise.
Au XVe s. cette formule finale était encore variable, elle ne fut définitivement fixée qu'à la fin du XVIe s..
Je vous salue Marie
En Occident, on trouve une ébauche de la première partie de la salutation angélique avec Tertullien ( † vers 220), Eusèbe de Césarée, un siècle plus tard. On constate aussi sa présence dans certaines liturgies orientales au Ve s.
La première partie de l'Ave Maria apparait la première fois en Occident dans la liturgie latine à la fin du VIe s.
L'Ave Maria commença à se répandre comme formule de prière privée au temps de saint Pierre Damien († 1072), avec l'adjonction des mots "Benedicta tu in mulieribus". Dans la première moitié du XIIe s., on commença à y ajouter les mots "Et benedictus fructus ventris tui". A la fin de ce siècle, on trouve l'évêque de Paris qui ordonne aux pasteurs de son diocèse d'exhorter les fidèles à réciter ou à apprendre la salutation de la bienheureuse Vierge. A Citeaux, avant 1240, on obligeait les frères convers à apprendre par coeur l'Ave Maria. Avant le Pape Urbain IV († 1264) la prière de l'Ave Maria s'arrêtait encore aux mots "Ventris tui" (de vos entrailles).
Sainte Marie, Mère de Dieu
La deuxième partie, du "Je vous Salue Marie", celle ajoutée par l'Eglise, est plus tardive.
On en trouve une première ébauche dans un hymne du XIIe s.. Aux deux siècles suivants quelques expressions sont repérées dans des bréviaires chartreux, romains.
C'est au XVIe s. que cette deuxième se répandit vraiment : dans des catéchismes, bréviaire camaldule, franciscain, parisien. Grâce au Pape saint Pie V, qui ordonna à tous les clercs l'adoption d'un bréviaire romain universel, la récitation de l'Ave Maria, avec cette deuxième partie telle que nous la connaissons, devint obligatoire. Ainsi au début du XVIIe s. l'Ave Maria devint vraiment une prière universelle.
Pour cet aperçu historique de l'Ave Maria je me suis inspiré en partie d'un article de l'Homme Nouveau du 10 octobre 2020 (n° 1720).
La vierge écoutant l'Ave Maria
L'Ave Maria et le génuflexion
L'usage était très répandu au Moyen Age, de multiplier les génuflexions en récitant certaines prières. Mais la génuflexion était surtout le geste favori des dévots de Marie récitant la salutation angélique : l'Ave appelait la génuflexion, la génuflexion l'Ave. L'Ange Gabriel ne fléchit-il pas le genou dans la plupart des anciennes représentations du mystère de l'Annonciation ?
Le nombre de génuflexions que les dévots ou ascètes avaient coutume d'exécuter variait beaucoup ; cela pouvait aller jusqu'à 3000 ou même plus par jour. Mais les chiffres qui reviennent le plus souvent sont 50, 100, 150 soit le tiers des psaumes, les deux tiers ou la totalité des psaumes. Cet usage de réciter 50, 100 ou 150 Ave avec autant de génuflexions ou de prostrations a été pratiqué avant saint Dominique. Il existe plusieurs exemples : saint Aybert, moine dans le Hainaut, qui mourut en 1140 ; un évêque italien devenu reclus en à Saint-Séverin de Cologne vers l'an 1170.
Dans les derniers siècles du Moyen-Age, par suite des négligences introduites dans l'accomplissement de cet exercice pénible, celui-ci tomba et fut peu à peu abandonné. Un auteur écrivait qu'un empressement indiscret et des mouvements indisciplinés dans les génuflexions déplaisent à Notre-Dame. L'abus de génuflexions multipliées à l'excès et mal faites amena certains hommes d'Eglise à désapprouver cette pratique.
Récitation des Ave en l'honneur des joies de Marie
Cette récitation des Ave n'était pas une simple prière répétitive, mais elle était comme rendue vivante par l'association au culte des joies où le but est de parvenir à l'intimité béatifiante qui unit Notre-Dame à son Fils. Ces Joies, dont le culte fait son apparition dès la fin du XIe s. mais surtout aux XIIe s., se retrouvent dans les antiennes mariales, notamment celles qui comprennent le mot "Gaude" ; on compta ainsi jusqu'à cinq joies de la Vierge (Annonciation, Noël, Pâques, Ascension, Assomption). Le "Dominus Tecum" de l'Ave Maria exprimait un élément essentiel de cette joie, il était donc naturel de célébrer les joies de Marie par la prière de l'Ave Maria. Avec le temps les joies se multiplient de façon à englober tous les événements notables de la vie du Christ auxquels fut unie Marie, y compris la Passion, en tant que joie de la Rédemption du monde.
Avec l'Ave Maria et le culte des joies de Marie nous avons des éléments de base de la prière du Rosaire ; il reste à voir comment cela aévolué vers la forme de dévotion que nous connaissons dans ces éléments les plus spécifiques : la division en dizaines associées à des mystères.